Sur la notion d'espèce...

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Fifi

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Message par Fifi »
Salut à tous,

je réfléchis beaucoup, dans ma p'tite tête, à la notion d'espèce, et pas seulement dans le cadre de la mycologie. Mes réflexions concernent autant la classification que l'évolution.
J'ai en tête un projet d'article sur ce sujet pour nos cahiers mycologiques nantais (rien de très prétentieux et encore moins scientifique), à force d'en découvrir toujours plus sur le règne des champignons, mes interrogations et réflexions sur cette notion d'espèce sont récurrentes.

Partant sur le principe que deux champignons peuvent être considérés de la même espèce s'ils sont inter-féconds et produisent une descendance fertile.
Or, la plupart du temps, les mycologues utilisent des critères macro- et microscopiques, voire la biologie moléculaire. Existe-t-il des études cherchant à montrer l'inter-fécondité entre différents individus supposés d'une même espèce ?

Y a-t-il parmi vous quelques mycologues disposant de documents mycologiques traitant de ce sujet ? Je pense en particulier à JJ qui est riche en ressources documentaires...
L'amanite phalloïde a mauvaise réputation.
C'est pourtant l'un des rares champignons qui soit capable d'abréger les souffrances des myopathes.
Pierre Desproges

Guillaume Eyssartier

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Message par Guillaume Eyssartier »
Un petit fragment de ma thèse... bon courage !

II. « LES » NOTIONS D’ESPÈCE AUJOURD’HUI

« Il est vraiment amusant d’analyser les différentes idées qui prédominent chez les naturalistes lorsqu’ils parlent des espèces : chez certains, la ressemblance fait tout et le critère de descendance n’a que peu d’importance ; chez d’autres la ressemblance ne compte pas, la Création restant l’idée principale ; chez d’autres encore le critère de descendance est la clé de l’énigme… Cela vient, je crois, du fait que tous tentent de définir l’indéfinissable. » (trad. libre)
C. Darwin, 1856 ( in F. Darwin, 1887).


À vouloir établir un catalogue complet des définitions de l’espèce disponibles dans la littérature, nous serions amené à paraphraser les nombreux auteurs qui nous ont précédé sur ce terrain (voir, par exemple SOKAL & CROVELLO, 1970 ; VAN VALEN, 1976 ; WILEY, 1978 ; MISHLER & DONOGHUE, 1982 ; PATERSON, 1985 ; JOLY, 1986 ; CRACRAFT, 1983, 1989 ; TEMPLETON, 1989 ; STUESSY, 1990 ; SIVARAJAN, 1991 ; MAYR, 1992 ; WILSON, 1992 ; ALEXOPOULOS et coll., 1996 ; DAVIS, 1996 ; BRASIER, 1997 ; CLARIDGE et coll., 1997 ; MAYDEN, 1997 ; PETERSEN & HUGHES, 1999 et bien d’autres…). Mais il nous a semblé nécessaire de rappeler par de courtes définitions les deux principaux « concepts » spécifiques que les biologistes ont été amenés à créer, parmi ceux qui alimentent encore régulièrement de fiévreuses discussions. Nous aurions pu, bien sûr, alourdir considérablement la liste (voir, par exemple, STUESSY, 1990), mais les concepts « biologique » et « phylogénétique » sont, semble-t-il, les plus régulièrement et les plus facilement utilisés par les systématiciens « de terrain ». C’est donc sur ceux-ci que nous nous pencherons.

• Concept biologique : Si POULTON (1908) est probablement le premier biologiste de notre siècle à donner une définition biologique de l’espèce, MAYR (1942) formalise cette définition de la façon suivante : « species are groups of actually or potentially interbreeding natural populations which are reproductively isolated from other such group » (voir aussi DOBSHANSKY, 1970). En clair, deux populations naturelles dont les individus se croisent ou sont au moins capables de se croiser – le résultat de ce croisement étant des individus viables et eux-mêmes fertiles – appartiennent à la même espèce. Le « au moins capables » est d’importance : en effet, WILSON (1992) donne une définition qui apparaît lors d’une première approche relativement semblable : « une espèce est une population dont tous les membres sont interféconds dans les conditions naturelles ». Ce qui signifie que, en dehors des « conditions naturelles », l’applicabilité du critère est restreinte. Ainsi, Wilson donne même une définition de ce qu’il nomme spéciation : « il y a spéciation lorsqu’un groupe d’individus acquiert, par évolution, n’importe quel trait les empêchant de s’interféconder avec les autres populations, ou lorsqu’il se trouve séparé des autres groupes par une barrière écologique infranchissable ». Il y a donc spéciation lorsque deux populations se trouvent séparées l’une de l’autre de manière irréversible par une barrière infranchissable, que cette barrière soit d’ordre biologique, écologique ou géographique.
Le concept biologique de l’espèce a été, et est encore, l’objet de nombreuses critiques, souvent justement fondées (SOKAL & CROVELLO, 1970 ; GORNALL, 1997 ; TEMPLETON, 1989) : cette définition n’est applicable qu’aux organismes à reproduction biparentale et n’est donc pas utilisable pour les organismes se reproduisant de façon asexuelle ou parthénogénétique. CAIN (1954) proposa de nommer de tels groupes d’organismes « agamospecies ». De plus, l’isolement reproductif ne peut être observé qu’entre populations sympatriques. Le degré d’isolement reproductif et le critère du flux génique (CLARIDGE et coll., 1997) ne peuvent être logiquement testés sur le terrain.

• Concept phylogénétique : HENNIG (1966), le père de la systématique phylogénétique appelée aussi cladisme, considérait l’espèce comme le niveau systématique à partir duquel ses théories étaient applicables, les relations unissant les taxons infraspécifiques étant seulement de l’ordre des relations de parentés, de « croisement » (interbreeding). Pour cet auteur, l’espèce représente une unité dynamique, « segment of the temporal stream of successive interbreeding populations » (HENNIG, loc. cit.). Après de longues années de réflexion autour de cette nouvelle définition « évolutive », NIXON & WHEELER (1990) définissent l’espèce phylogénétique comme « the smallest aggregation of populations (sexual) or lineages (asexual) diagnosable by a unique combination of character states in comparable individuals ». En pratique, cette définition est très proche de la définition biologique de l’espèce (CLARIDGE et coll., 1997) et les caractères utilisés sont généralement principalement morphologiques. Mais, cette fois, cette définition est applicable aux individus à reproduction non-sexuelle et/ou parthénogénétique ainsi qu’aux populations vivant en allopatrie. Les espèces-jumelles (cryptic- ou sibling-species) ne peuvent, néanmoins, pas être reconnues (CLARIDGE et coll., loc. cit.).

LE CAS PARTICULIER DU RÈGNE FONGIQUE

« La ressemblance ne fait pas tant un comme la différence fait autre. »
Plutarque, De l’envie et de la haine, chap. I.


En mycologie, comme en fait dans toutes les autres sciences naturelles (CRACRAFT, 1989 ; CARSON, 1985), le systématicien se heurte rapidement aux limites de l’interprétation du concept biologique de l’espèce. Pour pouvoir, en effet, tester l’interfécondité de deux individus, il faut pouvoir les croiser et analyser clairement les résultats de ces croisements. Malheureusement, les spores fongiques germent très généralement mal, voire pas du tout (BOIDIN, 1977, 1979, 1980a, 1980b, 1986 ; PETERSEN, 1994 ; WORRALL, 1997). Si elles germent, les critères de « fécondité » restent en fait des caractères de « compatibilité », analysant la reconnaissance somatique de deux individus et ne prouvant en aucun cas que la caryogamie puisse avoir lieu, ni que celle-ci puisse déboucher sur des spores viables, capables de germer et de reproduire des individus normaux.
Néanmoins, l’étude de la compatibilité sexuelle, ainsi que celle des systèmes de compatibilité (mating types) offre aujourd’hui d’intéressants outils pour le taxinomiste (voir, pour quelques articles intéressants, GORDON & PETERSEN, 1997, 1998 ; JOHNSON & PETERSEN, 1997 ; PETERSEN, 1992a, 1992b, 1994, 1997 ; PETERSEN & BERMUDES, 1992 ; PETERSEN & BLANCO, 1998 ; PETERSEN & HUGHES, 1993, 1997, 1998 ; PETERSEN & METHVEN, 1994 ; PETERSEN & RIDLEY, 1996 ; PETERSEN et coll., 1997 ; SIME & PETERSEN, 1999 ; VILGALYS & MILLER, 1983 ; WORRALL, 1997).

Mais, pour nous qui sommes amenés à travailler sur « le terrain », à analyser des individus que nous tentons, intuitivement, de grouper en catégories systématiques – quel que soit le nom que nous leur donnons –, comment sortir de ce dédale ? Quelle est la position à adopter pour ne pas travailler inutilement ?

Lorsque, comme tout bon taxinomiste, nous avons à étudier deux populations, deux possibilités s’offrent à nous :

• les deux populations (ou individus) sont morphologiquement indissociables. Aucun caractère, qu’il soit macro- ou microscopique ne « saute aux yeux », même couleur, même forme, même dimension… bref, c’est la « même chose ». Un peu comme le héros de La méprise de Nabokov rencontre un jour dans la rue son double parfait : « et voilà son nez, parfaite réplique du mien. Voici les deux sillons nettement dessinés de chaque côté de ma bouche… Il les a, lui aussi. Voici les pommettes… deux personnes aussi semblables que deux gouttes de sang. » Deux populations tellement semblables qu’elles paraissent n’en faire qu’une… Aujourd’hui et dans l’immense majorité des cas, le taxinomiste conclut à une seule et même « espèce », la morphologie semblable étant alors perçue comme le reflet de proximités plus profondes, permettant la reproduction des individus issus de chacune des deux populations. Ce n’est pourtant pas si simple.
GORDON & PETERSEN (1997) ont travaillé sur des récoltes américaines et européennes, morphologiquement indissociables, de Marasmius androsaceus (L. : Fr.) Fr. : trois groupes d’interstérilité ont été décelés. La biogéographie , ainsi que le support de récolte pour ces petits champignons saprotrophes (feuillu, conifère ou autres), sont deux caractères qui semblent trop souvent négligés dans les études systématiques de ce groupe.
Les mêmes auteurs (GORDON & PETERSEN, 1998) ont ensuite travaillé, selon les mêmes principes, sur Marasmius scorodonius (Fr. : Fr.) Fr. Si tous les lots sont intercompatibles, l’analyse des laccases montre quatre lots bien différenciés, suggérant un début de divergence génétique.
« Armillaria mellea was once thought to be a morphologically variable species with a wide distribution and very broad host range ». Ainsi commence un très récent article traitant de la diversité biogéographique du très connu « armillaire couleur de miel » (COETZEE et coll., 2000). Les auteurs ont comparé, en utilisant des techniques de reconstructions phylogénétiques, les populations d’Armillaria mellea provenant de quatre localités biogéographiques, Europe, Asie, Amérique du nord-ouest et Amérique du nord-est. Les arbres obtenus en alignant les séquences des ITS et des IGS sont très parlants : les taxons se regroupent par grande localité biogéographique, mettant en évidence un processus de spéciation qui, si non achevé (ANDERSON et coll., 1980), est du moins largement entamé. La biogéographie est donc un caractère sans aucun doute trop souvent négligé, comme l’écologie. Nous pourrions encore citer beaucoup d’exemples (voir, pour quelques articles particulièrement intéressants, VILGALYS & MILLER, 1983 ; HUGHES et coll., 1998 ; METHVEN et coll., 2000 et LANGER et coll., 2000). Nous avons nous-même mis en application ce raisonnement (EYSSARTIER & BUYCK, 1999a) en décrivant une sous-espèce malgache pour la chanterelle africaine Cantharellus platyphyllus Heinem. L’argument consistant à dire « si deux populations ont été séparées – par exemple dans le cas d’un « saut intercontinental » – elles peuvent, un jour ou l’autre, revenir en contact est spécieux et ne tient pas si l’on considère les flux géniques. Si deux populations sont aujourd’hui séparées, elles amorcent un processus de spéciation allopatrique. Regrouper ces deux populations sous un même nom équivaut à perdre une masse considérable d’informations ; les séparer aujourd’hui – et qu’importe le rang taxinomique adopté, même si celui de sous-espèce paraît le mieux adapté – ne se limite, tout au plus, qu’à aller un peu plus vite que le temps, et à rendre hommage à la théorie de l’évolution qui est, sans aucun doute, et avec le principe de relativité, l’une des plus fécondes du siècle.

• les populations sont morphologiquement dissociables. En regardant bien, les individus qui composent ces deux populations ne sont pas si identiques que cela. Ils sont semblables certes, mais pas tout à fait identiques. Ils reproduisent un modèle mais maladroitement, différemment, chacun à sa façon. Un peu et encore comme les personnages de NABOKOV (ibid.) sont identiques mais différents – et peut-être parce que Nabokov, rappelons-le, avait été entomologiste au Museum of Comparative Zoology de Harvard –, « regardez de plus près : je possède de grandes dents jaunâtres, les siennes sont plus blanches et plus rapprochées… sur mon front, une veine saillante a la forme d’un M majuscule imparfaitement dessiné… Et les oreilles… Nous avons des yeux de la même forme… Mais son iris est plus pâle que le mien. » Que faire de ces dissonances ? Les oublier ? Faire comme si nous ne les avions pas vu, ou bien les gommer d’un revers de main et d’un fatidique « cela n’a pas d’importance » ? Il y a certes des cas inintéressants où personne ne songerait à regrouper tant les différences sont nombreuses et importantes. Mais lorsque l’on progresse à rebours sur l’échelle de la dissemblance, lorsque les écarts se comblent petit à petit pour ne plus paraître que comme de subtiles variations, beaucoup sont enclins à la synonymie « de la même manière que les danseuses lèvent la jambe, que les corneilles bayent aux imbéciles et que la chute des feuilles inspire les mirlitons » (REUMAUX, 1997). Que faire alors ? Rejeter ces variations en les considérant a priori comme non informatives, ce qui équivaut souvent à se rendre aveugle ? Ne voir que les ressemblances ?

La biologie (voir les exemples ci-dessus), nous a déjà apporté quelques réponses : à juger a priori de la non pertinence de tel ou tel caractère, le risque de se tromper est grand. De plus, la simple logique opère aussi en ce sens. En effet, s’il est facile de grouper, a posteriori, deux taxons séparés par un caractère divergent reconnu comme non informatif après des études plus poussées, il est beaucoup plus difficile, voire le plus souvent impossible, de séparer deux espèces groupées, imprudemment, sous un même nom. Mieux vaut donc avoir deux noms pour la même espèce qu’un seul groupant deux (ou plus) taxons différents. Mais d’où provient ce sentiment profond de faiblesse de la ressemblance ?
Pour tenter de le comprendre, commençons par réfléchir quelques instants sur ce qui sonne, pour beaucoup d’entre nous, comme un lieu commun : nous avons affaire au réel. Nous travaillons sur des individus qui construisent le réel, nous sommes réels, nous vivons dans l’immédiate réalité de l’instant… Mais il ne nous paraît pas vain de voir dans ce réel dont nous sommes tous assurés – et rassurés – un sujet de réflexion, afin de ne pas se laisser tromper, ne pas observer aveuglément. En effet, il est possible et il faut le rappeler, que cette apparence de réel immédiat ne soit qu’une « illusion métaphysique », trompeuse et incertaine (ROSSET, 1976, p. 55). BERGSON (1919) évoque et tente d’expliquer les phénomènes de paramnésie – sentiments de « déjà vu » – : ces « souvenirs du présent », qui font se télescoper présent et passé, nous apprennent à nous méfier de notre légitime prétention à la réalité. En effet, si du fait même de l’assimilation jamais instantanée du présent , nous ne vivons toujours qu’au passé, n’avons-nous pas « laissé à [notre] intelligence le temps de se laisser surprendre par telle ou telle interprétation trompeuse, émanant de mon désir et image donc de la réalité telle que je préfèrerais qu’elle soit, non de la réalité elle-même ? » (ROSSET, 1976, p. 61). Parce que le réel est précisément ce qui est sans double (ROSSET, 1977) et parce qu’il ne se conjugue qu’au seul présent comme l’ont bien vu les stoïciens (ROSSET, 1976), ce « faux double » de réel suppose donc peut-être une limite de notre interprétation du vrai qu’il faut, sinon placer en première ligne de nos perceptions, du moins toujours garder à l’esprit.
Parce-que nous touchons au double, nous ne sommes pas loin alors du motif de l’illusion, ce qui n’est pas de bonne augure (voir le recueil de textes de NARBOUX, 2000). Comme l’illusion est une erreur de perception, et que nous ne pouvons jamais être sûrs de percevoir les ressemblances car elles sont sans essence (DERRIDA, 1968), nous en venons de suite au thème de la différence.
Nous réfléchirons donc sur la différence en tant que telle, ainsi que sur son antonyme, la ressemblance. Un objet qui ressemble à un autre reproduit une partie ou le tout de cet autre et donc répète : nous parlerons de la répétition. Deux thèmes donc en systématique, ou deux « écoles » si l’on préfère : s’attacher à la ressemblance des concepts, ou bien à leur différence, et tenter alors de prouver que le réel est « idiot », au sens du grec « idiotès », sans double, simple, non dédoublable et que seuls les ivrognes – et probablement les aveugles – voient double (ROSSET, 1977, p. 41).
Et nous voudrions ici parler de Gilles Deleuze. Nous n’ignorons pas que, sur certains sujets qu’il maîtrisait mal, Deleuze s’est égaré (voir, par exemple les articles qui lui sont consacrés dans SOKAL & BRICMONT, 1997). Mais on ne peut totalement lui oter son talent, celui d’avoir été un philosophe des concepts extraordinairement productif, éblouissant sinon de clarté – Deleuze écrivait souvent de façon abstruse –, de nouveauté et de non-conformisme (voir, pour les épigones, ALLIEZ, 1993 et MENGUE, 1994 ; voir aussi REUMAUX, 1996 et le livre de SCHÉRER, 1998). Prenons en exemple l’un des plus intéressants ouvrages deleuziens, dont nous ne pouvons nous passer : Différence et Répétition (1968) – comment aborder plus directement notre sujet ? Deleuze nous dit avant tout de nous méfier des concepts car leurs représentations, de par leurs exigences absolues à répondre à l’identité même de ces concepts, sont par définition incapables de penser la différence. Ceci introduit pour nous un premier doute, une première mise en garde : la notion d’espèce est, malheureusement encore et tant que nous n’aurons pas directement accès aux critère d’interfécondité, un concept. Plus exactement encore, comme l’a très bien dit REUMAUX (1996), il s’agit d’un schème, au sens original, kantien du terme : une représentation intermédiaire entre le concept, idée générale résultant d’une abstraction, et les données de la perception.
Mais, sachant cela, comment se passer de concepts, comment penser sans se représenter – ou re-présenter – s’il est vrai que « l’histoire de la longue erreur, c’est l’histoire de la représentation… » (DELEUZE, 1968, p. 385) ? Comment décrire sans répéter ou, plutôt, peut-on faire autrement, si l’on veut répondre à la logique, que décrire sans répéter si, comme le dit MERLEAU-PONTY (1966), « l’expression de ce qui existe est une tâche infinie » ?
Écoutons encore DELEUZE (1969) : « considérons les deux formules : “seul ce qui se ressemble diffère” et “seules les différences se ressemblent”. Il s’agit de deux lectures du monde dans la mesure où l’une nous convie à penser la différence à partir d’une similitude ou d’une identité préalable, tandis que l’autre nous invite au contraire à penser la similitude et même l’identité comme le produit d’une disparité de fond ». Tout est quasiment dit, nous ne ferions que paraphraser.
Il faut donc bien comprendre qu’accumuler des ressemblances en espérant prouver une identité est vain, ceci parce que « tant que nous invoquons l’identité absolue du concept pour des objets distincts, nous suggérons seulement une explication négative et par défaut » (DELEUZE, 1968). Remplacer « identité absolue » par « identité partielle » ne fragilise pas l’observation. Elle exprime, en d’autres termes, que tenter de prouver une inexistence quelconque est vain. D’où « l’explication négative et par défaut » de DELEUZE (loc. cit.), la ressemblance n’ayant, encore une fois, pas d’essence. Nous pourrions aussi évoquer le problème critique des convergences en phylogénie – des ressemblances qui n’en ont jamais été et qui ne peuvent en être, voir DARLU & TASSY, 1993 et TASSY, 1996 – et ajouter que nous ne sommes pas loin, non plus, du problème de l’induction tel que décrit par POPPER (1968) : « peu importe le grand nombre de cygnes blancs que nous puissions avoir observé, il ne justifie pas la conclusion que tous les cygnes sont blancs ».
Mieux vaut donner un exemple : la synonymie. Synonymiser, c’est tenter de prouver qu’un taxon n’existe pas, souvent parce que les caractères différentiels évoqués sont jugés trop ténus. Les plus remarquables tentatives de synonymies, parfois appuyées d’études très complètes tentant d’accumuler les arguments, de listes bibliographiques exhaustives, de plaidoyers émouvants et passionnés… sont totalement vaines, et généralement uniquement justifiables par des a priori : tel ou tel caractère, servant à distinguer, n’est pas informatif, n’est pas un « bon » caractère.
C’est ce que voulait dire PLUTARQUE (voir en tête de ce chapitre), citation reprise par MONTAIGNE (1588) qui oppose ainsi « la pâleur du même à la vigueur de la différence » (ROSSET, 1979). La différence est intensément perceptible et cette « suprématie de l’effet de différence sur l’effet de ressemblance » traduit la « mauvaise visibilité du réel… Car la différence se perçoit mais non ce dont elle diffère, c’est-à-dire l’identité. D’où l’effet immédiatement persuasif de la première, et médiocrement convaincant de la seconde » (ROSSET, 1979). Qui ne s’est jamais laissé abuser par une ressemblance ?
Nous pourrions encore longuement nous étendre sur ces notions, mais le lecteur a déjà compris que nous avons, lors de nos observations, mis l’accent sur les différences entre taxons. Nous avons ainsi tenté de les soustraire au raz-de-marée synonymiste, synonymies rarement argumentées par autre chose que des a priori – tel ou tel caractère n’est pas informatif –, ou par de manifestes erreurs de raisonnement, comme des syllogismes du type : « nous avons fait x récoltes de cette espèce, nous avons observé des différences, donc ces différences sont non informatives ». Un exemple : “ It is my experience in agaricology, however, that most species differ in at least two independent characters from other species […]. In my work on Inocybe, […] I found that criterion of two independent character differences for recognition as true species works well. ” (KUYPER, 1985). Analysons précisément le raisonnement :

– l’auteur dit posséder une expérience en agaricologie, soit ;
– selon cette expérience, les « vraies » espèces diffèrent par au moins deux caractères (hypothèse) ;
– cette hypothèse, appliquée à un travail précis, donne des résultats analysables (KUYPER, 1986) ;
– l’étude des résultats montrent que les « vraies » espèces différent par au moins deux caractères ;
– donc l’hypothèse est vérifiée…

Un très brillant exemple de syllogisme : l’auteur, mettant en pratique une théorie somme toute cohérente, tente de nous prouver qu’il a raison en montrant que la pratique suit sa théorie…
Un autre exemple : “H. [Hygrocybe] conica is very variable, […]. […] the whole conica complex is in need of a thorough revision, and until that is done I prefer to unite most taxa in one species, […].” (BOERTMANN, 1995). Ici, l’erreur est plus insidieuse, et donc plus dangereuse. Tentons de comprendre le cheminement de l’auteur : travaillant sur le genre Hygrocybe, il réalise de nombreuses récoltes d’hygrocybes noircissants . Il observe des différences (de couleur, de stature, d’aspect du revêtement piléique), mais il juge – sans preuve, puisqu’il ne peut y en avoir – qu’il s’agit toujours de la même espèce, identifiable à H. conica. « H. conica est très variable », donnée, en début du paragraphe « discussion », comme phrase apparemment conclusive, est donc en fait un postulat. Quant à gommer ces différences, les oublier « en attendant », sous un illogique et faux prétexte de prudence – « je préfère » –, nous avons déjà dit ce que nous en pensons.
Nous pourrions citer de nombreux travaux, aujourd’hui souvent pris comme références, qui s’articulent sur cet apriorisme, sur cette logique de hall de gare.
Mais, comme nous ne voulons pas rester sur ces erreurs sans laisser entrevoir une solution, nous allons prendre un autre, et dernier exemple. KÜHNER, en 1972, publie le premier de ses travaux concernant les champignons de la zone alpine : il étudie, patiemment, les galérines qu’il rencontre dans les tapis de mousses des hauts-marais. Ainsi, pour Galerina moelleri :

« Récoltes de Galerina moelleri Bas dans l’arc alpin. Récolte correspondant à f. oreina Favre » (une page de description).
« Récolte de Galerina moelleri Bas, aberrante par le faible développement du voile annulaire et du cal apical des spores » (une page de description).
« Récoltes de Galerina moelleri Bas en Scandinavie. Récoltes typiques » (une page de description).
« Récolte de Galerina moelleri Bas, aberrante par l’absence de zone annulaire sur le stipe et par la largeur des spores un peu plus faible » (une page de description).

Et ceci pour chaque espèce… Pas d’a priori, pas de sous-estimation, pas de sentence condamnant tel ou tel caractère. Juste un fidèle rapport de ce qui existe : « il semble que ce soit Galerina moelleri, mais… ».
C’est à ce type de raisonnement que nous nous sommes essayés (EYSSARTIER & BUYCK, 2000), et c’est ce type de travail que nous avons tenté de poursuivre ici.
Biologie fongique - Expertises (Dr. Guillaume Eyssartier)

Fifi

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Message par Fifi »
Arghhhh !... :surpris:

Va falloir que je potasse tout ça... Cela dépasse mes compétences, cela va au delà de mes réflexions et interrogations... mais je sens que je vais apprendre beaucoup et que cela va beaucoup m'aider pour mon modeste article...

J'ai survolé et je retrouve des choses que nous avions déjà évoquées tout les deux dans un autre sujet il y a quelques temps déjà : Mycologie et évolution...

Je trouve le sujet passionnant !

Merci beaucoup Guillaume, je ne manquerai pas de te citer, évidemment !
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Pierre Desproges

Jplm

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Message par Jplm »
Sujet très intéressant qui me turlupine aussi depuis longtemps et qui avec l'intervention de Guillaume est d'emblée parti très fort. Je n'ai aucune compétence, surtout à ce niveau, pour y apporter quoi que ce soit (dans mon métier, les "espèces" étaient assez bien définies, car sonnantes et trébuchantes...) mais je vais suivre ça, comme beaucoup ici je suis sûr, avec le plus grand intérêt. Si parfois nos débats sont au ras des pâquerettes (avec les champignons, c'est forcé), il est agréable de temps en temps de prendre un peu d'altitude.

Jplm
Jean-Pierre Lachenal-Montagne

gabaye

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Message par gabaye »
Merci Guillaume pour ce partage captivant et très personnel, comme d'habitude ! et merci Fifi pour ce petit saut dans le temps...
Je vais également lire cela avec attention, ça m'intéresse !...même si j'ai bien compris qu'il y avait, pour faire simple, deux camps "philosophiques"...ceux qui doutent sur la notion d'espèces et qui semblent privilégier une démarche plus intégratrice dans un "continuum" évolutif à multiples facettes à travers le temps, et ceux qui, comment dirais-je...aiment bien mettre des étiquettes, et du côté des naturalistes on aime bien ça aussi !...

bobabar

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Message par bobabar »
Je vais essayé de suivre... comme je peux. C'est un minimum après avoir posé une question analogue il y a peu, qui semble-t-il a redéclenché un truc en sommeil chez Fifi :sourire:

Ça me fait penser qu'il faudra que je regarde à nouveau un documentaire de vulgarisation sur le monde du vivant, la classification des espèces, la place de l'homme moderne dans cet "arbre généalogique" : "Espèce d'espèces".

Une chose qui me fascine est l'homme de Florès (même si je crois que c'est encore un sujet de controverse entre anthropologues : réelle espèce, forme surprenante de nanisme insulaire, ou groupe d'Homo sapiens atteint d'une maladie bloquant la croissance), qui aurait disparu il y a à peine 15 à 20000 ans, et de penser au changement de mentalité que nous aurions eu - nous Homo sapiens sapiens - si nous avions encore des cousins si proches contemporains. Je pense que cela aiderait certains à prendre conscience que nous ne sommes que des animaux, et peut-être à respecter les autres espèces.
Quoique, quand je vois le traitement qu'on réserve aux grands singes ...

Jplm

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Message par Jplm »
Bonjour,

Je retombe sur ce sujet de 2012 où Guillaume nous faisait le cadeau d'un extrait de sa thèse. Je le remonte, si quelques uns veulent prendre un peu d'altitude et goûter à l'air des cimes.

Jplm
Jean-Pierre Lachenal-Montagne

Fouad

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Message par Fouad »
Merci Jp, A imprimer et à lire dans les transports en observant l'espèce humaine !

Jplm

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Message par Jplm »
J'aurais voulu une réaction de Lilian. Outre son intérêt intrinsèque, lire la prose de Guillaume vaut bien des mauvais romans et traquer la notion d'espèce, je suis sûr que tu peux tirer une histoire de ça, sur fond de rivalités dans le monde des mycologues (hors antenne, je peux te filer des tuyaux).

Jplm
Jean-Pierre Lachenal-Montagne

Arnaud D.

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Message par Arnaud D. »
Bonsoir,
Un sujet très intéressant ! J'y retrouve même quelques notions abordées en cours :)
En tout cas merci Jplm pour avoir remonté ce sujet.
Arnaud Delhoume
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